3. Jehan Renart
Le Lai de l’ombre

Notes

1   Jehan Renart et son Lai de l’ombre

Après le comique des fabliaux, on revient au monde courtois, pour apprécier ce portrait dressé avec soin d’un jeune chevalier qui tombe éperdument amoureux d’une belle dame. Ce texte se situe vers le début d’un “lai narratif”, petit récit qui nous raconte comment le héros réussira, au terme d’un véritable combat verbal, à convaincre la fière dame de son mérite et de sa sincérité. Jehan Renart, auteur du lai (premier quart du 13me siècle), est connu pour ses facultés d’observation psychologique, comme pour son regard espiègle et parfois malin.

2   Déclinaison des pronoms et adjectifs démonstratifs: “(i)cil”, “(i)cist”

Singulier
Pluriel
Masculin Féminin Masculin Féminin
Sujet (i)cil (i)cele (i)cil (i)celes
Cas régime (complément direct) (i)cel (i)cele (i)cels/ceus (i)celes
Cas oblique (complément indirect) (i)celui/celi (i)celi (i)cels/ceus (i)celes
Sujet (i)cist (i)ceste (i)cist (i)cez/(i)cestes
Cas régime (complément direct) (i)cest (i)ceste (i)cez (i)cez
Cas oblique (complément indirect) (i)cestui (i)cesti (i)cez (i)cez

Le préfixe (i–) représente la forme plus ancienne du pronom (12me siècle).

Notons que ces deux formes (représentées en français moderne par les tournures “celui–là” et “cela” (pour “(i)cil”) et “celui-ci” et “ceci” (pour “(i)cist”)) sont analogues aux distinctions démonstratives anglaises: “that”/“this”.

3   Traduction: “Ce n’estoit pas...yver”

“Il ne portait rien qui ne fût bien à propos à toute saison”.

(Autrement dit: son savoir–faire de “dandy” et son élégance en bonne société étaient impeccables...).

4   La largesse

La générosité étant un atout social au moyen âge, tout chevalier (même de modeste rang) devait faire preuve d’une “largesse exemplaire”: pour mieux se valoriser dans son monde, il était obligé de faire des cadeaux, à ses vassaux comme à ses amis. Ainsi notre jeune héros s’assure une équipe de fidèles compagnons en leur offrant de riches vêtements garnis de fourrure. (L’écureuil fournissait à la mode médiévale toute une gamme de fourrures de prix, du fin “vair menu” bicolore au “petit gris” un peu plus ordinaire).

5   Avoir

En ancien français, l’infinitif du verbe s’emploie parfois en substantif correspondant à l’action verbale. Ainsi: l’avoir (“ce qu’on a”, “possessions”); le manger (“ce qu’on mange”, “nourriture”); boire (“ce qu’on boit”, “boisson”). (La rime aux vers 6–7 est donc bonne, “avoir” étant d’abord un nom, et ensuite un verbe). A comparer avec ce phénomène analogue en langue anglaise qu’est l’emploi comme substantif du participe présent: “the leaving”, “the eating”, “the drinking”.

6   Déclinaison de “compain”/“compagnon”

Singulier Pluriel
Sujet compain compagnon
Complément compagnon compagnons

Quelques noms (pour la plupart désignant des rangs ou des titres personnels) ont deux formes, servant à distinguer des autres cas le singulier du sujet. A noter que toutes les deux formes de cet exemple subsistent en français moderne: “compagnon”, et le “copain” du langage populaire. D’origine latine, “compain” avait le sens premier de “celui avec qui un soldat de la Légion romaine partagerait sa ration de pain quotidien”.

7   Conjugaison du verbe “voloir” à l’imparfait du subjonctif

(A noter les trois formes variantes*)

1ère personne vo(u)lisse/volsisse/vo(u)sisse
2me personne vo(u)lisses/volsisses/vo(u)sisses
3me personne vo(u)list/volsist/vo(u)sist
4me personne vo(u)lissons, etc.
5me personne vo(u)lissez, etc.
6me personne vo(u)lissent, etc.

* Une quatrième forme devait s’imposer jusqu’en français moderne: vo(u)lusse, vo(u)lusses, vo(u)lust, etc.

Notons enfin l’emploi du subjonctif après “si” (où, en français moderne, on mettrait l’imparfait de l’indicatif).

8   Traduction: “Ne ja riens...ne l’eüst.”

“Il ne possédait rien qu’il ne fût pas prét à donner en cadeau à quiconque en voudrait.”

9   Le sport au moyen âge

Voici énumérés les trois sports combatifs que la noblesse médiévale aimait jusqu’à l’obsession: la chasse (ici la fauconnerie, “... l’oiseau”, pour la distinguer de la chasse au cerf), les échecs et la joute au tournoi. L’adresse sportive rehausserait le prestige courtois d’un chevalier, et le poète flatte davantage son héros en le comparant avec Tristan, le plus célèbre – et le plus sportif – de tous les fins amants de la littérature de son époque (et dont il sera aussi question un peu plus loin dans ce texte).

10   Conjugaison du verbe impersonnel “loisir”

3me personne présent indicatif loist
3me personne prétérit lut
3me personne présent subjonctif loise
3me personne imparfait subjonctif leüst*

* L’emploi du subjonctif après “quand” n’est pas régulier en ancien français (on s’attendrait à l’indicatif, comme en français moderne). On le trouve ici par attraction: sous l’influence des subjonctifs dans la phrase précédente (le sens en étant de toute façon assez conditionnel, “quand il lui était/serait possible”).

11   La valeur d’une miette...

Pour renforcer la négation, la langue française a recours à “l’objet de valeur minime” en faisant un substantif de la négation: ainsi “ne ...pas” (“un petit pas”), “ne...point” (“un petit point”). L’ancien français dispose en outre de la négative en “ne ... mie” (“une miette”), ainsi que de la locution analogue: “ne prisier (quelque chose) un festu” (“cela ne me vaut une petite paille”).

12   Traduction: “Molt bon mai...lonc tans”

“Pour lui sa jeunesse était une longue suite de plaisirs printaniers...”

13   Conjugaison du verbe “estre” à l’imparfait de l’indicatif

Notons les deux formes possibles (à variantes):

A B
1ère personne estoie ere/iere
2me personne estoies eres/ieres
3me personne estoit ere/iere/ert/iert
4me personne estions eriems/erions (= formes rares)
5me personne estiez eriez (= forme rare)
6me personne estoient erent/ierent

La forme B tombera au cours des siècles, cédant la place à la forme A qui deviendra notre français moderne “étais, étais, était”, etc.

14   Le dialecte picard

Le picard est un très fort dialecte de l’ancien français, si bien que beaucoup de nos textes nous offrent les formes de ce langage du nord urbanisé du pays (si l’auteur n’est pas lui–même picard, le scribe, le copiste du manuscrit, a toutes les chances de l’être). A côté du “beau” francien (la forme standard, voir plus loin au v.19) se trouve donc le “biau” picard. (C’est d’ailleurs pour cette raison dialectale que nos contes à rire du moyen âge s’appellent “fabliaux” et non pas “fableaux”).

A comparer dans la table suivante:

Déclinaison de l’adjectif “beaus/biaus”:

Masculin singulier Masculin pluriel Féminin singulier Féminin pluriel
Sujet beaus/x,biaus/x bel bele beles
Complément bel beaus/x,biaus/x bele beles

15   Un beau chevalier

C’est le portrait du jeune chevalier de convention que Jehan Renart nous esquisse dans ces vers: beau et svelte corps d’athlete, mais à l’âme courageuse supérieure même à sa perfection physique.

16   L’amour divin

Encore une allusion poétique à cette divinité allégorique qu’est l’“Amour”: divinité ambigüe, à la fois mâle et féminine. Mais que cet Amour soit “dame” ou “maître”, ce qui importe, c’est que notre poète fait de cette figure une assoiffée de vengeance, prête à se ruer sur le beau jeune homme qui (paraît–il) a traité à la légère tant de femmes amoureuses.

17   Le “si” de l’ancien français

“Si”(“s’” devant une voyelle) est un adverbe très commun en ancien français, dont le sens général est tantôt fort (comme en français moderne “ainsi”), tantôt faible (“donc”, “en effet”, “par conséquent” – voir l’analogue anglaise “so”). A ne pas confondre avec la conjonction “si” du français moderne (= “se” en ancien français)! Voir aussi au v. 31...

18   Traduction: “N’onques servise...li lut.”

“Jamais, autant qu’il se croyait tout permis, il ne voulait rendre hommage à la déesse d’amour, ni devenir son serviteur fidèle.”

19   L’amant–vassal

Est bien féodal le lien que le poète établit entre son héros et l’Amour! En jouant si légèrement avec les pauvres soupirantes, le jeune homme n’a pas voulu rendre hommage à son “seigneur”: l’Amour en colère le punira de ce manque de fidélité vassalique.

20   Tristan et Iseut

Le poète prend un certain plaisir méchant et ironique à comparer l’angoisse à venir de son héros jusqu’ici inconstant à celui de Tristan, ce plus grand amant du monde courtois: poussé par son amour, et par son besoin d’être auprès d’Iseut, à feindre la folie (seul moyen de dissiper les soupçons du roi Marc), Tristan ira jusqu’à se faire tondre les cheveux (le crâne rasé étant au moyen âge un signe de fou).

21   Conjugaison du verbe “avoir” au prétérit

1ère personne oi
2me personne eüs/oüs
3me personne ot/out/eut*
4me personne eümes
5me personne eüstes
6me personne orent/ourent/eurent

* On notera l’emploi de cette dernière forme (passée en français moderne) à la fin de ce même v. 35.

22   Cas sujet, cas régime

Se rappeler l’absence régulière en ancien français du pronom sujet: “(il) lui implanta au coeur...”. Et noter aussi les deux compléments d’objet (“biauté”, “non”) passés en tête de la phrase.

23   Un verbe impersonnel

L’équivalent en ancien français du “falloir” impersonnel moderne, c’est le verbe “estovoir”. Les formes “(il) li estuet/estut/estovra” sont aussi courantes que celles d’“il lui faut/fallut/faudra” en français de nos jours. A noter que l’ancien français emploie aussi à l’impersonnel (comme le fait d’ailleurs notre français moderne) le verbe “convenir”: voir “il lui convient (de) tout faire...” au v. 46.

24   Traduction: “Or li estuet...por cesti”

“Maintenant il se voit obligé d’abandonner pour celle–ci toutes ces anciennes maîtresses...”

25   Un chevalier libertin

Voici en effet le “crime” du chevalier: d’avoir refusé d’aimer d’amour ses belles maîtresses. Et le voici maintenant bien puni qui tombe éperdument amoureux d’une seule dame jusqu’ici inconnue!

26   Perfection de la dame

La dame est bien sûr très belle; mais elle est aussi très noble, de nature comme de naissance (“debonnaire” ayant le sens littéral en ancien français de “de bonne souche”: à comparer l’anglais “debonair”). Et elle a surtout du “sens”, c’est–à–dire l’esprit courtois, le savoir–faire. Sa perfection est donc autant intellectuelle que physique.