Marie de France est la première femme poète en langue française. Elle doit surtout sa renommée à un recueil de douze “lais”: récits brefs en vers qui traitent de l’amour avec une optique bien féminine, et qui mélange le réel au merveilleux. Marie s’inspire surtout de la tradition populaire celte: composées vers les années 1160-1170, ses pièces remanient les thèmes magiques et féeriques de la Bretagne et du Pays de Galles. Née en France (comme l’indique son nom), Marie épousera, croit-on, un noble mari anglo-normand (ou deviendra abbesse), pour passer la plupart de sa vie et de sa carrière poétique en Angleterre, près des marches galloises. Notons que cette haute société anglo-normande (installée dans le pays par suite de la Conquête de 1066) est francophone, ce qui permettra à Marie de composer ses vers dans sa langue maternelle. Notons aussi que cette langue maternelle porte maintenant l’empreinte dialectale. Avec le picard, l’anglo-normand est l’un des dialectes les plus frappants de l’ancien français: aussi vous en propose-t-on quelques “renseignements utiles”, au bon moment!
Le “Lai de Lanval” a pour sujet l’amour d’un jeune homme pour une belle fée: amour compromis par la transgression, mais enfin triomphant. Les vers qui suivent sont tirés de la scène de la première rencontre entre le mortel Lanval et la fée qui sera sa maîtresse.
Lanval se dirige vers un merveilleux pavillon au milieu d’un pré et c’est dans cette tente qu’il trouvera une dame inconnue. Voici de nouveau une description médiévale de l’idéale beauté féminine: comparaison à la rose, à la fleur de lis, à l’aubépine. Mais cette dame est une fée, et pour mieux évoquer ce merveilleux dans des termes matériels que reconnaîtrait son noble public, notre poète apporte à l’image traditionnelle une qualité exotique de grand luxe vestimentaire. Et cette description est aussi bien sensuelle, la dame coquette étant en décolleté...
Présent | Prétérit | |
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1ère personne | gis | jui |
2me personne | gis | jeüs |
3me personne | gist | jut |
4me personne | gesons | jeümes |
5me personne | gesez | jeüstes |
6me personne | gisent | jurent |
Voici une forme dialectale anglo-normande de l’ancien français “molt”. L’orthographe anglo-normande transforme souvent en “u” les “o/ou/ol” du français continental. Voir plus loin: “flur”, “vus”, “tute”, “dun” et ainsi de suite.
1ère personne | oi |
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2me personne | eüs/oüs |
3me personne | ot/out/eut |
4me personne | eümes |
5me personne | eüstes |
6me personne | orent/ourent/eurent |
Masculin/Féminin |
Masculin/Féminin |
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Sujet | il/ele | il/eles |
Complément direct | le/la | les/les |
Complément indirect | li/li | lor/lor |
La forme en “-ei-” est ancienne. On la trouve normalement dans des textes de la première moitié du 12me siècle; à partir de la seconde moitié de ce siècle, elle sera remplacée par la forme évoluée en “-oi-” (plus reconnaissable aux yeux modernes: ainsi, “poitrine”). Mais le développement insulaire de l’anglo-normand assure le maintien de beaucoup de formes devenues (ou en train de devenir) archaïques. Voir aussi plus loin: “curteis”, “reis”, “poeir”, “dreite veie”...
Etrange dialecte que l’anglo-normand! Archaïque dans beaucoup de ses formes, il accuse aussi quelques traits très avancés. Voici une formule tout à fait “moderne”: “le chevaler” pour désigner le singulier du sujet (aussi bien que l’objet), alors que l’ancien français standard mettrait “li chevaliers”. En arrivant à cette forme commune, l’anglo-normand du 12me siècle anticipe l’évolution de la langue française vers son état moderne. A noter encore une particularité anglo-normande: la réduction du dipthongue “-ei-” du français continental: “chevalier” > “chevaler” (à comparer le cas analogue de l’anglais moderne “amity”, par rapport à la forme française “amitié”).
Dans ce texte, c’est la femme qui vient chercher l’homme, et qui lui fait la première déclaration d’amour: c’est donc elle qui domine cette scène (et non seulement parce qu’elle est fée). Voilà l’une des modifications frappantes qu’apporte Marie de France à l’idéologie courtoise.
Oui, c’est bien le singulier de la première personne du pronom sujet: “je”... mais sous une forme très anglo-normande! Cette graphie en “-eo” (qui ne répond pas à la prononciation du mot, mais qui tend à représenter la voyelle faible dans les pronoms: “je”, “ce”) trouve ses analogues dans quelques formes de l’anglais moderne: “jeopardy”, “people”, et caetera.
Singulier | Pluriel | |
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Sujet | (li) cuens | (li) comte |
Complément | (le) comte | (les) comtes |
Notons surtout les deux formes. Les noms figurant dans cette déclinaison “irrégulière” (ils ne sont pas nombreux) sont pour la plupart des titres ou des désignation personnelles: “ber/baron”, “fel/felon”, “traïtre/traïtor”, “gars/garçon”, “compain/compagnon”, “enfés/enfant”, “niés/nevou”, “Charles/Charlon”, “Hugues/Hugon”, “emperere/empereor”...
La langue moderne a “choisi” l’une de ces deux formes (souvent les cas régime), en laissant tomber l’autre, ou en la reléguant à la langue populaire, comme dans les exemples de “gars” et de “compain” ( = “copain” en français moderne).
“Si vous faites preuve de noblesse et de courtoisie, (je vous assure que) ni empereur, ni comte, ni roi n’aura jamais connu autant de joie, autant de bonheur...”.
Voici encore l’image courtoise du Dieu d’Amour, qui pique au coeur ses victimes, comme le Cupidon classique. Epris, le jeune homme fait à la pucelle une déclaration brûlante (et quasi-féodale) de fidélité absolue.
1ère personne | vo(u)lisse/vo(u)sisse |
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2me personne | vo(u)lisses/vo(u)sisses |
3me personne | vo(u)lisse/vo(u)sisse |
4me personne | vo(u)lissons/vo(u)sissons |
5me personne | voulissez/vo(u)sissez |
6me personne | voulissent/vo(u)sissent |
On notera les deux formes possibles en ancien français, en “-l-” et en “-s-”. Il en existe une troisième, hybride mais plus rare: “vo(u)lsisse”, et caetera...
Masculin singulier | Masculin pluriel | Féminin singulier | Féminin pluriel | |
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Sujet | miens | mien | meie | meies |
Complément | mien | miens | meie | meies |
* Ces pronoms, précédés de l’article, jouent aussi le rôle d’adjectifs: “li miens chastels” (“mon château”), “fere au mien pooir” (“faire (quelque chose) dans mon pouvoir” - voir notre texte).
“Il n’y a rien que vous sauriez me demander que je ne fasse, si c’est en mon pouvoir, que ce soit chose sage ou folle.”
En français moderne, on le sait, “rien” est un pronom de négation (“ne...rien”); de même en ancien français, mais sans négation “rien” se trouve aussi en tant que nom féminin à valeur positive, synonyme de “chose” (ou dans ce contexte, “personne”).
A noter l’absence régulière en ancien français du pronom sujet: “(j’)ai trouvé...”, “(elle) disait...”, “(nous) voulons...”; et ici: “(que je) désire le plus...”.
1ère personne | oï |
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2me personne | oïs |
3me personne | oï |
4me personne | oïmes |
5me personne | oïstes |
6me personne | oïrent |
“Jamais il n’y aura chose dont il aura besoin, qu’il ne l’ait à discrétion...”
Un chevalier du 12me siècle doit vivre avec les moeurs de son temps qui prend pour cardinale la vertu de la “largesse”. En fournissant son amant de tout ce dont il aura besoin pour se faire valoir dans ce monde où les dons matériels sont tant prisés, la fée maîtresse lui fait à son tour un don magnifique. Et notons que cette générosité a quelque chose d’extraordinaire, de magique même...
Voici un moment essentiel dans cette affaire courtoise: c’est celui du “couvent”, du pacte entre les deux amants. Le chevalier devra prêter serment devant sa maîtresse de ne jamais parler de leur amour, sous peine de la perdre irrévocablement (voir aux vv. 55-58). Cette discrétion amoureuse s’avère l’une des conventions de la littérature courtoise, mais c’est quand même une convention littéraire fondée sur un certain réel: car dans la société médiévale comme dans celle de nos jours, qui dit amour adultère dit amour secret...