Ce petit texte anonyme du début du 13me siècle sert d’introduction au genre comique au moyen âge. C’est un fabliau, ou “petite fable”, tiré de tout un recueil de contes à rire en vers. Dans ces histoires bouffonnes (souvent grivoises, parfois obscènes), l’action est à la fois réelle et exagérée, et les personnages sont stéréotypés mais bien reconnaissables dans leurs couches sociales: maris et femmes, prêtres, étudiants et ribauds, bourgeois et paysans. Ce fabliau nous raconte la (més)aventure d’un vulgaire rustaud, simple “vilain” qui se trouve dépaysé avec ses deux ânes en pleine ville...
“Il était une fois qu’un rustaud de Montpellier avait l’habitude de charger ses deux ânes d’un grand tas de fumier, (à vendre) pour fumer la terre.”
Le plus–que–parfait se conjugue souvent en ancien français avec le prétérit du verbe “avoir/être” (et non avec l’imparfait, comme aujourd’hui).
Conjugaison du verbe “avoir” au prétérit:
1ère personne | oi |
---|---|
2me personne | eüs |
3me personne | ot/out |
4me personne | eümes |
5me personne | eüstes |
6me personne | orent |
A noter cette forme amalgamée en ancien français des deux éléments de la préposition et de l’article défini: “en + le” = “el”. C’est par ce même procédé que “de + le” est devenu le “du” du français moderne (en passant par un ancien “del” intermédiaire). Même chose pour “a + le” > “al” > “au”...
“En route, il s’est enfin engagé dans la Rue des Epiciers.”
Dans la ville médiévale tous les métiers bourgeois se groupaient normalement dans un petit quartier ou dans une rue particulière, ce qui explique les noms actuels de tant de rues parisiennes (quai des Orfèvres, rue de la Coutellerie, rue des Rosiers) ou londoniennes (Bread Street, Poultry, Cornmarket). Etant donné que les épices étaient au moyen âge des denrées rares et par la suite très chères, la présence ici d’un sale paysan est pour le moins inopportune!
...“Même si l’on lui eût offert cent livres comptant, il aurait été incapable de marcher encore un petit pas en avant...”
|
|
|
---|---|---|
1ère personne | soie | fusse |
2me personne | soies | fusses |
3me personne | soit | fust |
4me personne | soions | fussons |
5me personne | soiez | fussez/fussiez |
6me personne | soient | fussent |
Notons que dans cet exemple l’imparfait du subjonctif s’emploie normalement là où en français moderne on trouverait l’indicatif (“comme s’il était mort”).
“...tout comme s’il était mort.”
Pourquoi notre paysan évanoui sème–t–il tant de panique parmi les bons bourgeois? On le croit mort, oui, mais à une époque bien violente un cadavre plus ou moins (même dans un quartier de “shopping chic”) ne ferait pas tellement peur aux gens! C’est que ces bourgeois le croient plus précisément mort de la Peste qui l’aurait accompagné en ville et qui les menacerait à leur tour...
1ère personne | estui |
---|---|
2me personne | esteüs |
3me personne | estut |
4me personne | estumes |
5me personne | estustes |
6me personne | esturent |
A noter la distinction entre les deux verbes “estre” (= “être”) et “ester” (= “rester”, “se tenir debout”).
“Preudome”: dans ce contexte, c’est quelqu’un un peu plus sage que les autre bourgeois effarés, qui reconnaît que le vilain n’est point mort, et qui saura tirer profit de l’affaire.
1ère personne | veeie/veoie |
---|---|
2me personne | veeies/veoies |
3me personne | veeit/veoit |
4me personne | veions/voions |
5me personne | veiez/voiez |
6me personne | veeient/veoient |
La forme “veeir” est la plus ancienne (12me siècle): “veoir” est beaucoup plus courant dans les textes du français du moyen âge (et plus proche d’ailleurs de la forme moderne du verbe “voir”).
|
|
|
---|---|---|
Sujet | sire(s) | seignor |
Complément | seignor | seignors |
Quelques noms (pour la plupart désignant des rangs ou des titres) ont deux formes, servant à distinguer des autres cas le singulier du sujet. A noter que toutes les deux formes de cet exemple subsistent en français moderne, celle de “sire” étant réservée (tout comme en anglais) à l’appellation royale.
1ère personne | gariroie/–eie |
---|---|
2me personne | gariroies/–eies |
3me personne | gariroit/–eit |
4me personne | garirions/–iens |
5me personne | gaririez/–iiez |
6me personne | gariroient/–eient |
(Les secondes formes sont plus anciennes.)
“Messieurs...s’il y a quelqu’un qui souhaite que ce brave homme soit guéri, je serais bien prêt à le faire, mais contre espèces!”
Ironie assez savoureuse: cette même fourche qu’avait employée le “vilain” pour aiguillonner ses ânes (voir au vers 8) l’aiguillonnera à son tour! Et l’homme d’être réduit au rang des bêtes...
Ressuscité, le brave paysan est heureux, et nous rions au spectacle grossier d’un monde à l’envers, où le fin parfum l’étouffe et où seule la merde lui sent bonne...
“...tout en disant que jamais il ne repasserait par là, s’il savait trouver autre chemin.”
1ère personne | veuil |
---|---|
2me personne | vuels |
3me personne | v(u)elt |
4me personne | volons |
5me personne | volez |
6me personne | vuelent |
“Et pour cette raison, je tiens à vous démontrer que celui qui fuit l’orgueil agit en bon sens, et en homme modéré.”
Cette “moralité” (que chacun reste fidèle à sa propre nature) n’est guère à prendre au sérieux! Elle est narquoise, le conteur nous pousse à nous moquer de ce “paysan dépaysé” qui est à l’aise auprès de son fumier (mais non dans la belle rue des Epiciers).