Au 12me siècle, les textes littéraires français sont en vers; mais au début du 13me siècle naissent les premières oeuvres en prose française: chroniques historiques, et romans arthuriens. Le “Cycle du Lancelot-Graal” est un vaste roman-fleuve (composé par plusieurs mains au cours de la première moitié du 13me siècle) qui nous raconte l’histoire légendaire du roi Arthur, depuis ses origines jusqu’à sa mort. Encastrée dans ce cycle chevaleresque, la Queste del saint Graal est un roman extraordinaire, qui transformera peu à peu en spiritualité et en mysticisme cistercien les aventures dramatiques des grands héros populaires de la Table Ronde: Perceval, Lancelot, Bohors et Galaad, partis en quête du Château du Graal. Cet extrait nous décrit la “Tentation de Perceval”...
Parmi tous les chevaliers de la Table Ronde, c’est Perceval qui est par tradition le plus associé à cette quête du Graal, depuis le roman en vers de Chrétien de Troyes au 12me siècle, jusqu’au “Parsifal” de Wagner au 19me siècle. Arrivé au bord d’une mer, Perceval remarque soudain l’approche d’un beau navire: il en débarque une dame ravissante qui le connaît par nom, et qui s’annonce comme une noble héritière injustement expulsée de ses terres. Perceval jure sur le champ de secourir cette demoiselle en détresse: sur quoi, elle lui offre le confort d’une superbe tente en soie, qu’elle fait dresser sur la plage. Protégé contre le soleil, le chevalier s’endort...
Il y a en ancien français une poignée d’adjectifs (dont “grant”, “fort”, “loial” et “vert”) qui ne se terminent pas en “-e” au féminin. Ainsi:
Singulier | Pluriel | |
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Sujet/régime | grant | granz |
Sujet/régime | fort | forz |
Sujet/régime | loial | loials/loiaus |
Sujet/régime | vert | verz/verts |
Comme un peu partout dans l’évolution de la langue, cette minorité s’est inclinée devant la majorité, pour rentrer dans les rangs féminins en français moderne: “grande”, “forte”, “loyale”, “verte”.
Nous avons déjà fait remarquer, dans tous les textes précédents, l’absence régulière du pronom sujet “il”/“ele”. Or c’est surtout dans les oeuvres en prose que ce pronom fait son apparition: on le verra partout dans cet extrait. Et pourtant, dans d’autres phrases de ce même texte, le pronom sujet y manque comme auparavant: ce mélange est l’un des traits stylistiques les plus frappants de la prose en ancien français.
1ère personne | cuevre |
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2me personne | cuevres |
3me personne | cuevre |
4me personne | covrons |
5me personne | covrez |
6me personne | cuevrent |
C’est le phénomène dit de “l’alternance vocalique”: modification de la voyelle (dans tout un groupe de verbes), à travers les trois personnes aux singulier et pluriel du temps présent. En français moderne, on le trouve toujours dans la conjugaison des verbes irréguliers “pouvoir” et “vouloir”. D’autres verbes d’ancien français qui se conjuguent comme “covrir” sont: “ovrir” (“uevre/oevre: ovrons”), “sofrir” (“suefre/soefre: sofrons”) et “trover” (“trueve/troeve: trovons”).
Offrir copieusement à boire et à manger, voilà une manifestation bien pratique de la “largesse”: de cette vertu sociale tant prisée au moyen âge par la classe aristocratique. L’hospitalité gastronomique prend la forme d’un rituel méticuleux, où tout aura sa place: depuis la préparation du couvert jusqu’à la provision de pains d’épices et de serviettes rafraîchissantes pour terminer un repas “trois-étoiles”...
En ancien français, le nom (ou l’adjectif, ou l’adverbe) complément vient scinder les deux éléments de “sinon”, pour constituer une expression comparative: “Ce n’est se merveilles non” = “Ce n’est (rien) sinon merveilleusement fait” (comparer l’anglais “It is no less than...”).
Encore un groupe de verbes en ancien français qui se distingue au temps présent par une alternance (ici, plutôt “syllabique” que “vocalique”):
1ère personne | manju |
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2me personne | manjues |
3me personne | manjue |
4me personne | manjons/mangeons |
5me personne | mangiez |
6me personne | manjuent |
Ainsi “disner”, et “parler”:
1ère personne | desjun | parol |
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2me personne | desjunes | paroles |
3me personne | desjune | parole |
4me personne | disnons | parlons |
5me personne | disnez | parlez |
6me personne | desjunent | parolent |
En français moderne, on reconnaît cette alternance dans les formes des deux verbes aujourd’hui autonomes “dîner” et “déjeuner”, et dans les rapports entre verbe “parler” et nom “parole”...
En français moderne, l’adjectif démonstratif (“ce”/“cette”) se distingue du pronom (“celui”/“celle”), alors qu’en ancien français une même forme sert de l’un comme de l’autre. Mais l’ancien français dispose quand même de deux formes du démonstratif, très utiles et correspondant à la distinction entre “this” et “that” en langue anglaise: “cist” et “cil” (ou parfois “icist”, “icil”).
“Cist” (démonstratif de rapprochement):
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Masculin | Féminin | Masculin | Féminin | |
Sujet | cist | ceste | cist | cestes/cez |
Régime | cest | ceste | cez | cestes/cez |
Oblique | cestui | cesti | cez | cestes/cez |
“Cil” (démonstratif d’éloignement):
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Sujet | cil | cele | cil | celes |
Régime | cel | cele | cels | celes |
Oblique | celui | celi | cels | celes |
En ancien français, une même forme “ert” désigne à la fois la 3me personne du futur, et la 3me personne de l’imparfait de l’indicatif du verbe “estre”. En principe, seul le contexte en distingue l’une de l’autre; mais il est évident que ce verbe le plus fréquemment utilisé de la langue française ne saurait risquer pour longtemps une telle confusion entre futur et passé! Peu surprenant, donc, si la langue insistera sur les formes variantes que nous utilisons aujourd’hui: “sera” et “était”. Pourquoi cette forme unique en “ert”? C’est la faute du latin: “erit” (futur) et “erat” (imparfait) perdant leurs voyelles au cours du développement de la langue française.
La légende arthurienne de la Table Ronde est une légende britannique, ce qui mène parfois notre auteur français à ajouter à son texte une certaine “couleur locale”. Ici, il nous fournit une petite précision (banale, mais assez juste) sur les moeurs insulaires: l’Anglais préférant au vin sa bonne bière indigène. Ce n’est pas tout. Déjà au moyen âge, l’Anglais a la mauvaise réputation de boire outre mesure: les récits français de la Bataille de Hastings font grand cas de l’état ivre des troupes anglo-saxonnes, à la veille du combat. Quel malheur: même un preux chevalier anglais comme Perceval risque de trop boire de ce bon vin dont il n’a pas l’habitude!
“A force de boire, il s’échauffe outre mesure.”
On a déjà fait remarquer comment le verbe en ancien français oscille, dans un récit donné, entre temps présent et prétérit: c’est le cas dans ce texte en prose, comme dans les vers lyriques ou narratifs précédents. Pour former le plus-que-parfait, l’ancien français a également deux options. Ou bien on met le verbe auxiliaire à l’imparfait (comme en français moderne): “(il) avoit veu...”; ou bien (comme ici) on met l’auxiliaire au prétérit: “(il) ot veu...” - formule qui n’existe aujourd’hui que dans le contexte restreint de l’antérieur du passé.
...et l’accord
Notons aussi que dans les temps composés, le participe passé s’accorde en ancien français avec le nom complément d’objet, que celui-ci suive ou précède le verbe. Ainsi: “ot veue”, au féminin pour répondre à “sa pareille”...
C’est à ce moment que nous commençons à nous inquiéter sur l’état du héros! Que cette étrange dame le frappe par sa beauté, d’accord; qu’elle lui offre en outre une merveilleuse hospitalité, soit. Mais elle l’a poussé à trop boire: et voici Perceval ivre et démuni de tout jugement, ce qui s’annonce plutôt mal... (A SUIVRE)
“Ainsi, par ses très beaux atours (qu’il ne manque d’apprécier), elle lui plaît et le séduit tant (que...)”.
On notera, parmi les particularités de nos premiers textes en prose, cette répétition presque obsédante de mots et de phrases entières, comme “...il en eschaufa/e outre ce qu’il ne deüst”. Répétition aussi des conjonctions “et” et “quand”, dont la présence rhythmique sert à transformer les phrases en séquences temporelles.
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Singulier sujet | mes | ma | miens | meie/moie |
Singulier régime | mon | ma | mien | meie/moie |
Pluriel sujet | mi | mes | mien | meies/moies |
Pluriel régime | mes | mes | miens | meies/moies |
Singulier sujet | tes | ta | tuens | toe |
Singulier régime | ton | ta | tuen | toe |
Pluriel sujet | ti | tes | tuen | toes |
Pluriel régime | tes | tes | tuens | toes |
Singulier sujet | ses | sa | suens | soe |
Singulier régime | son | sa | suen | soe |
Pluriel sujet | si | ses | suen | soes |
Pluriel régime | ses | ses | suens | soes |
On notera la régularisation en français moderne: pour le masculin de la forme faible, adjectifs en “-on”; et, pour la forme forte, forme standardisée du pronom en “-ien” (d’après la 1ère personne).
Etant donné la tradition de la “fin’amor” dans la littérature française du moyen âge, il serait normal qu’un beau chevalier ardant déclare son amour à une belle dame, tout en lui jurant une parfaite fidélité, et en la priant de lui faire un engagement réciproque. L’exclusivité de l’amour dit “courtois” trouve son expression la plus achevée dans la belle légende de Tristan et d’Iseut, et dans les tendres vers de Marie de France (dans son Lai du Chèvrefeuille): “Bele amie, si est de nus: Ne vus sanz mei, ne mei sanz vus!”. Or les paroles de Perceval (“Aime-moi! Tu seras à moi, je serai à toi...”) nous rappelle un peu cette déclaration tristannienne. Mais il est ivre, “eschaufé” et obsédé par cette dame mystérieuse: l’amour y manque... (A SUIVRE)
En ancien français, on utilise fréquemment ce temps verbal (que nous appelons aujourd’hui “conditionnel”) pour introduire une action présente ou future, dont l’accomplissement éventuel dépend, précisément, d’une condition ou d’une hypothèse (indiquée par la présence de “se”). Ainsi “feroie”, et plus loin dans cette même phrase: “creantiez”, “seroiz” et “feroiz”.
“Perceval, sachez que je ne ferai absolument rien de ce que vous voulez, si vous ne me jurez (de...)”.
Il est vrai que, dans la dialectique de la “fin’amor”, pour se montrer digne de sa maîtresse, tout chevalier amant devra la chérir, lui obéir même, dans le contexte exclusif d’un pacte à deux. Mais ici, il s’agit d’une domination totale: voici Perceval prêt à faire n’importe quoi, à ne rien faire si cette dame ne le lui autorise pas. Et c’est une emprise purement sexuelle: dans son état d’ivresse, Perceval convoite tant la demoiselle qu’il ne s’humilie ainsi que pour coucher avec elle! “L’attraction fatale”... (A SUIVRE)
On notera l’ordre devant le verbe des pronoms personnels: en ancien français, la priorité est au régime direct, et non à la personne. Ainsi: “Le me creantez vos...?” (en français moderne: “Vous me le jurez?”). Et pourtant, en français moderne l’ordre ancien n’est-il pas maintenu après l’impératif du verbe? Ainsi: “Jurez-le-moi!”...
Dans les manuscrits d’ancien français, l’orthographe n’est pas fixe du tout, témoin toutes les formes variantes possibles de ce petit adjectif: “leals”, “leials”, “loials”, “loiaus”, “loyax”, “loiaux”... Notons que la graphie “-x” représente “-s” ou “-us”, ce qui explique la forme de nos pluriels modernes tels “cieux”, “royaux”... et “loyaux”.
“Sachez d’ailleurs que je vous ai bien plus désiré que vous ne l’avez fait vous-même.”
Et voici, à l’intérieur de cette tente exquise, un lit non moins opulent, préparé par ces valets attentifs et tellement discrets, qui aident dame et chevalier à se déshabiller et à se coucher. Perceval semble avoir toutes les chances de passer une nuit délicieuse, de jouir de tous les transports amoureux! Mais ce lit à nul autre pareil est un lit magique: et la tente une tente enchantée; et l’ivresse de Perceval est elle aussi un signe d’enchantement. Cette belle dame serait donc une sorcière, ou pire encore: en se laissant séduire par elle, Perceval court un très gros risque... (A SUIVRE)
Ce verbe, irrégulier et attaché à plus d’une conjugaison, a beaucoup de variantes au prétérit, dans trois classes:
1ère personne | voil | vols/vous | voli/volsi |
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2me personne | volis | volsis/vousis | volis/volsis |
3me personne | volt/vout | volst/vost | voli/volsi |
4me personne | volimes | volsimes | volimes/volsimes |
5me personne | volistes | volsistes | volistes/volsistes |
6me personne | voldrent/voudrent | volstrent | volirent/volsirent |
Au point culminant de cet épisode, au moment où Perceval soûlé et séduit va faire l’amour à l’étrange demoiselle, il lui vient de jeter un regard sur son épée. Or, au moyen âge, dans les textes comme dans la vie, le chevalier se distingue par son épée. C’est son arme principale et personnelle, intime même, car elle se trouve ceinte à son côté: elle a joué un rôle essentiel dans la cérémonie rituelle de son adoubement. Sans épée, le chevalier est démuni, incapable de faire son métier. Et Perceval? Notre conteur est formel: les valets lui ont enlevé son épée, elle reste tombée par terre. Combien cette image est-elle symbolique du chevalier vaincu et impuissant! Et Perceval d’y tendre automatiquement la main, de redresser son épée contre le lit comme pour réparer sa honte... (A SUIVRE)
Symbole de la chevalerie, l’épée de Perceval n’est pas moins symbolique de la Foi: non seulement elle est en fait cruciforme, mais au pommeau-garde y est tracée une rouge croix, dont l’effet est bien miraculeux. Il suffit que Perceval y jette un coup d’oeil pour qu’il se reprenne et se revienne à soi: car (on le voit maintenant) il a été ensorcelé par la demoiselle, si bien qu’il a fallu la présence de la Croix pour le sauver à l’ultime heure!
Notons la souplesse de la phrase en ancien français:
(1) Dans une proposition subordonnée, un participe passé flotte librement devant son verbe auxiliaire: “...qui entailliee i estoit” (alors qu’en français moderne sa position reste fixe: “...qui y était entaillée”).
(2) De même, tandis qu’en français moderne tout infinitif doit suivre immédiatement le verbe auquel il est subordonné (“...il vit verser le pavillon...”), en ancien français cet infinitif passera en fin de phrase (“...(il) vit le paveillon verser...”: à comparer avec l’ordre anglais: “...he saw the tent overturn...”).
La leçon de ce texte est claire: qu’on se méfie des apparences, qu’on ne se laisse surtout pas tenter par le luxe ou par la sensualité. Tout ce beau décor - pavillon, draps, lit - se transforme en fumée et en puanteur; c’est donc dans le piège de la nuit infernale que Perceval risque de tomber! Il n’est que trop évident que la belle dame est la créature du Diable, entourée de valets-diablotins et venue au monde pour tenter et pour corrompre le chevalier chrétien.
Voici les formes de l’imparfait de l’indicatif du verbe “estre”:
1ère personne | (i)ere | estoie |
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2me personne | (i)eres | estoies |
3me personne | (i)ere/(i)ert | estoit |
4me personne | erions | estions |
5me personne | eriez | estiez |
6me personne | (i)erent | estoient |
Ce sera la seconde forme qui se standardisera en français moderne.
Devant cette bouche d’enfer, Perceval reconnaît enfin son danger: s’il avait succombé aux appâts sensuels d’un amour faux et malveillant, son âme perdue aurait été condamnée aux peines perpétuelles. Il prie donc Dieu de le secourir, et cette prière désespérée servira d’exorcisme: le décor diabolique s’évanouit, et Perceval ouvre les yeux sain et sauf. La tentation a passé, et notre preux chevalier du Graal peut lui-même passer à d’autres aventures. Mais il l’a échappé belle...