Composée au début du 13me siècle, cette histoire des amours contrariées de deux jeunes amants nous offre l’unique exemple de ce que son auteur anonyme appelle une “chantefable”: mélange de parties chantées (en vers) et de parties narratives (en prose), et dont le principal intérêt réside dans sa tendance à parodier certains éléments de l’idéologie courtoise. Puisque Nicolette est d’origine sarrasine et de rang social inférieur, le vieux comte Garin de Beaucaire, père d’Aucassin, s’oppose vivement à leurs amours et la fait emprisonner. Le beau-père de Nicolette conseille à Aucassin d’aimer ailleurs, sinon il risque le feu éternel: mais notre “héros” est tellement obsédé par son amour qu’il affirme tout carrément préférer l’enfer avec sa belle Nicolette au paradis sans elle - réaction outrée qui n’est guère ce qu’on attendrait du type conventionnel du chevalier!
Cette formule, indiquant que le morceau en vers qui suit doit être chanté (le manuscrit unique en conserve la notation musicale), vient s’interposer à la fin des parties en prose, si bien qu’elle serait une sorte de signal-réplique au jongleur s’occupant de la performance en prose; et de même pour la seconde formule (“Or dient et content et fablent”) qui introduit ces parties narratives. L’un des aspects les plus originaux de ce texte est bien sa forme. Mime chanté et récité par un seul jongleur? Ou divertissement à deux (ou à plusieurs) personnages? Très difficile de vérifier, et pourtant ces formules servent à nous rappeler avant tout le caractère essentiellement dramatique de ce texte, dont les parties métriques font souvent des commentaires lyriques sur l’action, et dont les sections en prose, après quelques brèves notations narratives (comme ici), mettent souvent en scène des personnages caricaturaux et contrastants, en proie à des tirades exagérées. Notons aussi au passage que ce petit texte fut composé en Picardie, berceau du théâtre comique du moyen âge français...
Selon certains critiques, l’intention parodique de l’auteur se verrait même dans le choix des noms propres: bien que captive sarrasine, notre héroïne Nicolette porte un nom chrétien et français (ici abrégé en “Nicole” pour des raisons métriques évidentes), tandis que le nom d’Aucassin, chevalier chrétien, est, paradoxalement, d’origine arabe: “Al Kassim”.
Notre ancien français standard, on l’appelle “francien”: c’est le langage de Paris et de la région de l’Ile-de-France. Mais il y avait d’autres dialectes d’ancien français, dont celui du nord, le picard, était très important, et dont plusieurs traits se retrouvent dans l’unique manuscrit d’Aucassin et Nicolette.
- Le picard transforme en “ca-/ce- (ou: k-)” le “cha-/che-” du francien. Ainsi: “cante”, “cambre”, “caitif”, “acatai”, “baceler”; “decauc”, “cevalier”, “rices”.
- Le picard transforme en “-iau/-iax” le “-el/-eau/-eaux” du francien. Ainsi: “oisax”, “damoisiax”, “biax”, “ciax”.
- En dialecte picard, l’article défini féminin peut prendre la même forme du masculin au singulier. Ainsi: “le gaudine”, “le cambre”, “le noise”, “le terre”, “le riens” (mais notons “la riens” un peu plus bas), “le fille”. De même, le pronom personnel féminin peut prendre la forme du masculin: “le”.
- Le picard offre aussi les formes “jou” (francien “je”), “mi” (francien “moi”).
- En dialecte picard les formes “no” et “vo” peuvent remplacer le francien “nostre” et “vostre”.
La réalité architecturale n’intéresse guère l’auteur de la chantefable. Pas de cachot puant, donc, pour notre prisonnière, mais une chambre somptueuse à voûtes imposantes, décor bien digne de la belle Nicolette. En plus, cette chambre est peinte “à miramie”, expression inventée par l’auteur et qui signifierait “admirablement” ou peut-être “à l’orientale”. Encore un détail qui met en valeur les éléments pittoresques et émotionnels de l’épisode.
A noter dans ces vers quelques éléments du portrait traditionnel de la beauté féminine au moyen âge: cheveux blonds, sourcils bien dessinés, visage lumineux et ovale. En fait, le jongleur abrège ici: dans certains portraits de ce genre la description va de la tête jusqu’aux pieds, de façon souvent très détaillée, et presque toujours en ordre descendant.
1ère personne | vi |
---|---|
2me personne | veis |
3me personne | vit |
4me personne | veïmes |
5me personne | veïstes |
6me personne | virent |
A noter que dans cette formule, le jongleur s’adresse directement à son public pour souligner la beauté de son héroïne.
La “gaudine”, c’est un lieu traditionnel de rendez-vous des amants dans la poésie lyrique du moyen âge, et pour Nicolette emprisonnée dans sa tour, sa rose épanouie - symbole éternel de la passion amoureuse - ainsi que le roucoulement de ses “tourtereaux” - semble inspirer chez elle son projet de s’évader de sa prison...
Pour souligner l’émouvant de son histoire, c’est une Nicolette victime que le jongleur nous présente ici: victime du père d’Aucassin et aussi de son propre beau-père qui l’a renfermée dans la tour. Sarrasine d’origine, emmenée prisonnière en France dès son enfance, Nicolette arrivera plus loin (dans ce récit qui abonde en tournures inattendues) à Carthage, où elle découvre qu’elle est en réalité la fille perdue du Roi de Carthage lui-même!
Rappelons que souvent en ancien français le pronom sujet ne s’exprime pas, surtout à la deuxième et à la troisième personne: “(elle) esgarda...., (elle) vit la rose...., (elle) se clama orphenine...”.
1ère personne | mi/moi |
---|---|
2me personne | ti/toi |
3me personne masculin | lui/li |
3me personne féminin | li/lui |
3me personne réfléchi | si/soi |
4me personne | no(u)s |
5me personne | vo(u)s |
6me personne masculin | (i)aus |
6me personne féminin | eles |
6me personne réfléchi | si/soi |
A noter que les deux formes “mi/moi” se voient dans ce même vers.
“...alors se plaignit ainsi l’orpheline: - Hélas, misérable prisonnière que je suis!”
Il existe en ancien français une cinquantaine de noms masculins (désignant pour la plupart des titres ou des types) qui ont deux formes servant à distinguer des autres cas le singulier du sujet. En voici quelques autres exemples:
Sujet | Complément |
---|---|
ancestre | ancessor |
garz | garçon |
ber | baron |
glot | gloton |
compain | compagnon |
harpere | harpeor |
emperere | empereor |
joglere | jogleor |
enfes | enfant |
lerre | larron |
fel | felon |
traïtre | traïtor |
Le plus souvent, c’est la forme du cas régime qui subsiste en français moderne, l’autre forme étant reléguée soit au langage populaire (“gars”, “copain”), soit à une appellation particulière (“Sire”). Avec “traître”, le français moderne a choisi la forme du cas sujet, et l’anglais celle du cas régime (“traitor”).
En ancien français les formes fortes (ou toniques) du pronom possessif (“mien, tien, sien”, et caetera) s’emploient souvent en relation adjectivale avec le substantif. Dans ce cas elles attirent, comme ici, l’article défini: “li vostre amie” = “votre amie”, “li miens cuers” = “mon coeur”.
Table des formes:
Masculin | Féminin | Masculin | Féminin | Masculin | Féminin | |
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Sujet | miens | moie | tuens | toue | suens | soue |
Régime | mien | moie | tuen | toue | suen | soue |
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Sujet | mien | moies | tuen | toes | suen | soes |
Régime | miens | moies | tuens | toes | suens | soes |
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||||||
Sujet | nostre(s) | nostre | vostre(s) | vostre | lor/leur | lor/leur |
Régime | nostre | nostre | vostre | vostre | lor/leur | lor/leur |
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Sujet | nostre | nostres | vostre | vostres | lor/leur | lor/leur |
Régime | nostres | nostres | vostres | vostres | lor/leur | lor/leur |
Notons que “lor” est invariable: on ne fait pas la distinction qu’on observe en français moderne entre “leur” (pronom personnel) et “leurs” (adjectif possessif pluriel).
1ère personne | hai/hé/haz |
---|---|
2me personne | hez |
3me personne | het |
4me personne | haons |
5me personne | haés/haez |
6me personne | heent |
Rappelons la diversité d’expressions en ancien français pour renforcer la négation: “ne...goute” (“une goutte”); “ne...mie” (“une miette”); “ne...pas” (“un petit pas”); “ne...point” (“un petit point”); “ne...rien” (“une petite chose”). Ces images bien concrètes ont été pratiquement perdues de vue dans la langue moderne.
Les rapports de possession, de parenté ou de dépendance s’expriment en ancien français sans préposition “à” ou “de”. Le complément-cas régime est toujours au singulier, désigne toujours une personne, et d’habitude suit immédiatement le nom auquel il se rapporte: “le fil Marie”, c’est-à-dire “le fils de Marie”. En voici d’autres exemples: “la Mère Dieu”, “les bras mon ami”, “la fille le roi”. (Dans certains cas le complément passe en tête: “la Dieu merci” = “grâce à Dieu”). A noter que cette vieille construction persiste en français moderne, dans certains noms de lieu: “Château-Thierry”, “Pont-l’Evêque”, “Hôtel-Dieu”.
Ce ne sont point là des paroles en l’air, car plus loin dans le récit, Nicolette s’échappera de sa tour pour aller en personne à la recherche de son amant Aucassin. Dans ce conte parodique, les rôles des amants sont souvent prestement renversés: ainsi, c’est Nicolette, positive et dynamique, qui prend toujours l’initiative, tandis qu’Aucassin, timide et pleurnichard, est plutôt passif et manque d’énergie. Dans la culture courtoise, l’amour inspire chez le héros toutes sortes de prouesses - mais ici ce sera à Nicolette de les accomplir! Encore une inversion de l’ordre établi...
Pour la partie métrique de son oeuvre, le conteur choisit normalement des vers de 7 syllabes, avec un petit vers “orphelin” de 4 syllabes qui clôt chaque “laisse” (ou strophe narrative). Ces vers sont assonancés, et non pas rimés; c’est-à-dire qu’ils s’achèvent tous sur la même voyelle, quelles que soient les consonnes qui l’avoisinent. (Ajoutons qu’ici, puisque les assonances sont féminines, on compte plutôt 8 syllabes, et 5 dans le petit vers.) Le manuscrit nous a conservé la notation musicale, qui consiste en 3 mélodies, dont les 2 premières servent pour les heptasyllabes, et la troisième pour le vers orphelin.
Par comparaison avec la simple formule “Or se cante” des parties métriques, cette accumulation de verbes peut sembler un peu superflue. Selon certains critiques, chaque mot aurait son sens particulier: “dire” (par opposition à “chanter”, pour indiquer que ce qui suit est parlé); “conter” et “fabler” pour souligner l’importance du “récit” et de la “conversation”. Notons aussi que le pluriel du sujet pourrait bien indiquer un mime débité par deux (ou plusieurs) jongleurs.
Le jongleur était au moyen âge un artiste aux talents variés: il peut être non seulement prestidigitateur, mais aussi (et au besoin) musicien, chanteur, conteur, auteur, acteur, bateleur, acrobate, magicien. Le “vous” indique le public du jongleur, et nous rappelle l’importance du côté “spectacle” de son oeuvrette. De temps en temps, le conteur interrompt son récit pour s’adresser directement à son public, public mixte sans doute, mais assez raffiné pour apprécier le ton divertissant et pour saisir le comique des allusions parodiques aux thèmes et procédés des genres courtois.
“Oï et entendu...”: tautologie tout à fait typique du style jongleresque, qui abonde en formules rhythmiques de ce genre qui consistent à juxtaposer deux expressions synonymes, pour en former des “doublets” verbaux, nominaux ou adjectivaux. (Voir aussi plus loin: “li cris et le noise...”).
Malgré les deux noms sujets, le verbe est ici à la troisième personne du singulier: c’est qu’en ancien français, à la différence du français moderne, quand il y a plusieurs sujets, le verbe peut ne s’accorder qu’avec le sujet le plus proche. Réciproquement, on trouve souvent le verbe au pluriel, répondant à un sujet collectif comme “gent” ou “chascun”.
Comme dans beaucoup de contes de fées, l’action se déroule devant un décor qui a peu de rapports avec la réalité topographique. Si le conteur fait du père d’Aucassin “comte de Beaucaire”, ville située sur la rive droite du Rhône (Gard, arrondissement de Nîmes), c’est pour la transporter, plus tard dans le récit, au bord de la mer! Il y inclut même des forêts pleines de lions et d’autres bêtes sauvages pour affoler la pauvre Nicolette. Sans parler de la visite du jeune couple à Torelore, royaume tout à fait à l’envers, où le roi est en accouchement, et où la reine conduit l’armée...
“Tout joyeuse qu’aurait été la réaction d’autrui, Aucassin, lui, n’en fut décidément pas heureux...”
Cette phrase, le conteur la répète à plusieurs reprises pour souligner le fait qu’Aucassin, contrairement à Nicolette, est un héros manqué, chez qui l’amour n’inspire rien de positif. La litote signale, bien sûr, qu’il est pleurnichard, alors que Nicolette ne pleure jamais: plus tard, quand il se trouve lui-même prisonnier, il languit et croit mourir, tandis que Nicolette (on l’a déjà remarqué) est résolue à trouver le moyen de s’évader de sa chambre. C’est que le jongleur fait sourire en exagérant les rôles des amants dans le contexte de la “fin’amor”, qui fait souvent de l’amant un serviteur efféminé, et de sa “dame” une maîtresse impérieuse et tyrannique...
Rappelons qu’en ancien français le nom féminin “(une) rien” signifie “chose” ou “créature”. Avec la négative “ne”, il deviendra pronom de négation en français moderne, tout en gardant un peu son sens originel dans des expressions comme “sans rien dire”.
A noter ici l’ordre des pronoms par rapport au verbe en ancien français. La priorité est au régime direct, et non à la personne. Ainsi: “Avés le me vos tolue...?” (en français moderne “Me l’avez vous enlevée...?”). Ce qui complique un peu cet exemple interrogatif, c’est que l’auteur a profité de la souplesse de l’ancien français pour détacher le verbe de son pronom sujet (“Avés...vos”), et pour y interposer les deux autres pronoms-régime direct et indirect (“le me”)!
Présent | Prétérit | |
---|---|---|
1ère personne | muir | morui |
2me personne | muers | morus |
3me personne | muert | morut |
4me personne | morons | morumes |
5me personne | morez | morustes |
6me personne | muerent | morurent |
Rappelons la distinction entre les deux verbes “estre” (“être”) et “ester” (“rester”, “se tenir debout”). A noter que ce dernier survit en français moderne, dans l’expression juridique “ester en justice” (“se présenter devant la Cour”). La phrase “laissier ester” a le sens de “ne pas changer la situation (de quelque chose)” (conservé en italien: “lascia stare”); en anglais, une expression analogue accuse plutôt l’influence du verbe “être”: “leave be”, “let me be”. Le sens dans notre texte est plutôt: “renoncez à Nicolette”.
On notera dans cette phrase une particularité de nos premiers textes en prose: c’est que le passé composé (“(j’)ai levee... bautisie... faite ma fillole”, et caetera) est le plus souvent employé au sens d’un véritable parfait, pour exprimer une action commencée dans le passé, mais dont les conséquences durent encore. Il est à remarquer aussi que le prétérit (“amenai”, “acatai”) peut figurer dans une conversation familière, tandis qu’en français moderne c’est un temps restreint à la langue écrite. A noter aussi l’imparfait du subjonctif (“si li donasce...li gaegnast”) dans un système hypothétique. Aujourd’hui on mettrait: “j’avais l’intention de lui donner...qui pût lui gagner du pain.”
“...cela ne vous concerne pas”.
Rappelons que c’est le cas régime absolu, et sans préposition, qui désigne les rapports de possession quand le déterminant est un nom propre, ou un nom de personne au singulier (avec article défini). Ainsi: “le fil Marie”, “la fille le roi”. Pourtant, si le nom de personne est précédé par l’article indéfini (comme ici), on utilise la préposition “à” pour marquer la possession, tout comme dans les expressions du français moderne telles: “ce livre est à moi”. Signalons aussi que la préposition “de” s’emploie surtout devant un nom de chose ou d’animal, ou devant un pronom personnel.
1ère personne | quier |
---|---|
2me personne | quiers |
3me personne | quiert |
4me personne | querons |
5me personne | querez |
6me personne | quierent |
Cet emploi particulier comme article défini de l’adjectif démonstratif (presque “épique”) se voit surtout en ancien français dans des descriptions conventionnelles où il évoque souvent un tableau pittoresque. Il a ici pour effet de prêter à cette procession de pauvres miteux un accent ironique. Il est intéressant de noter que le démonstratif est absent de la description des élus du paradis qu’on verra un peu plus loin...
Autre particularité de nos premiers textes en prose: la répétition de la conjonction “et” et des prépositions “à” et “de”, dont le rythme ajoute ici un léger accent ironique qui s’accorde bien avec le sujet...
Notons que ce sont les “clercs” (les lettrés comme lui) que notre conteur place en tête de cette liste des représentants de la “dolce vita” courtoise, et que tout ce monde, contrairement à ceux qui vont au paradis, est bel et bon et franc - et habillé d’ailleurs à la dernière mode! Dans le même esprit, il ajoutera un peu plus loin d’autres membres de son corps professionnel: les harpistes (“herpeor”) et les jongleurs (“jogleor”), sans parler des personnages de romans courtois qui s’aiment d’un amour adultère! Mais il est difficile de ne pas être transporté avant tout par la gaieté et par la verve du conteur.
C’est toute une hiérarchie militaire que le conteur nous présente ici: non seulement le chevalier mort au tournoi, mais aussi ses “bons sergents” qui portent ses armes au combat, et ses “francs hommes’, c’est-à-dire ses vassaux, liés à lui par l’hommage impliquant l’échange d’un service contre la protection. Le mot “franc” est intéressant: d’abord le nom porté par le peuple de la “France”, il s’est ensuite identifié avec le mot “libre” (cf. le “franc arbitre” du français moderne) pour désigner essentiellement les nobles; plus tard s’est ajoutée l’idée de “noblesse morale” et de “générosité”.
C’est au roman courtois, avec ses couples adultères (Tristan et Iseut, Lancelot et Guenièvre...) que le conteur vise ici. Dans l’idéologie courtoise le vrai amour n’existe qu’en dehors du mariage, d’où l’importance de la discrétion. Ajoutons que l’amour d’Aucassin et Nicolette est loin d’être “courtois” au sens strict du mot: on n’y trouve pas de problèmes posés par l’éternelle situation de trio - ce sont plutôt “deux petits enfants” dont les premiers amours sont opposés par les parents. Voilà qui fait penser au conte de fées, au “roman idyllique”, et non aux fins amants du roman courtois.
Dans sa célèbre riposte, Aucassin nous affirme, en des termes on ne peut plus clairs, qu’il n’a rien à faire avec le paradis, préférant vivre en enfer si du moins il s’y trouve avec sa Nicolette. C’est un des exemples les plus frappants dans cette oeuvre du “monde à l’envers”, outrance comique d’un chevalier chrétien qui renonce à la vie éternelle quand son père l’empêche de suivre sa volonté. Intention subversive de la part de l’auteur? Satanisme précoce de la part d’Aucassin? Pas du tout. C’est plutôt l’une des manifestations du pouvoir de l’Amour sur un adolescent insensé qui, aveuglé par ses émotions, blasphème contre les valeurs de sa caste. C’est un amour qui rend sa victime ridicule par l’exagération de ses réactions et par une inversion des valeurs normales. Et n’est-il pas vrai qu’au terme de cette histoire d’amour - comme dans toutes les histoires qui finissent bien - Aucassin retrouvera son équilibre en épousant sa chère Nicolette qui, elle, aime d’un amour qui est toujours sain, fervent et avant tout ingénieux?
“- En vérité, répondit le vicomte, c’est en vain que vous en parlerez, car jamais vous ne la reverrez!”
Présent | Conditionnel | |
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1ère personne | art | ard(e)roie |
2me personne | ars | ard(e)roies |
3me personne | art | ard(e)roit |
4me personne | ardons | ard(e)rïons |
5me personne | ardez | ard(e)rïez |
6me personne | ardent | ard(e)roient |
A noter ici la concordance des temps: “...et se vos i parlés (présent) et vos peres le savoit (imparfait)...”. C’est que le premier fait (“parlés”) est supposé réel, le deuxième (“savoit”) éventuel. Aujourd’hui on dirait: “si vous lui parliez et que votre père le sût...”.
Présent | Conditionnel | |
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1ère personne | puis | porroie |
2me personne | puez | porroies |
3me personne | puet/peut | porroit |
4me personne | poons | porrïons |
5me personne | poez | porrïez |
6me personne | pueent | porroient |
La déclinaison en ancien français (à deux cas, et beaucoup plus simplifiée que ne fut la déclinaison latine) a rendu possible une souplesse dans l’ordre des mots qu’on ne voit guère dans la langue moderne. Cette variété se voit dans la dernière phrase de cet extrait: “si se depart del visconte dolans”. En raison de la lettre “-s” de flexion de l’adjectif “dolans” (cas sujet, au singulier), et d’après le contexte évident, nous comprenons immédiatement que c’est bien Aucassin qui est “dolant” et non pas le vicomte!